Ça m'a frappé. Le montant des offres de rachat sur Snapchat. Quatre milliards de dollars, refusés, pour une entreprise créée il y a deux ans, créatrice d'une application de photos évanescentes pour ados en recherche d'émois. En parcourant les nouvelles du jour sur mon agrégateur préféré, je tombe quelque temps après sur les malheurs de la presse, qui a du mal à financer ses sites par la seule publicité en ligne et qui recherche toujours son modèle économique pour l'âge numérique. Ça m'évoque un koan zen à propos d'une vache qui marche jusqu'au bout de l'Univers. J'ai oublié la question du Maître mais la réponse est : « Elle crève en route ».
La conjonction des deux nouvelles est étrange. Les journaux fabriquent l'information et sont pauvres tandis que réseaux sociaux diffusent cette même information et font l'objet des attentes les plus follement optimistes – il est vrai qu'on projette des croissances à deux chiffres dans les années à venir. Les premiers pourraient-ils apprendre quelque chose des seconds ?
Les réseaux sociaux, une pratique ancienne.
Les réseaux sociaux qui marchent ont su faire coïncider leurs services avec les interactions sociales préexistantes de leur public. Dit plus simplement, ce sont des lieux accueillants pour la conversation, souvent à propos des nouvelles du jour. Des équivalents de la cour du lycée, du bistrot, de la machine à café du bureau ou des dîners en ville. L'utilisation la plus fréquente est le copier-coller d'un lien vers un article de la presse en ligne pour lancer la conversation entre amis.
Bien connaître son public – ou chacun de ses lecteurs.
Ces sites ou applications valorisent l’utilisateur en le mettant au centre de son expérience, avec ses préférences, ses photos, ses vidéos et sa coterie. Aujourd’hui, l’invention de soi prime sur les affiliations héritées. Qui parle encore des masses populaires ou des mass-medias ? Qui lit le même journal que ses parents ?
Cette fragmentation des publics peut être la cause d’une certaine instabilité de l’audience. Pourquoi tel ou tel réseau serait plus adapté aux jeunes ou aux sportifs ? Les ados fuiraient Facebook parce que leurs parents commencent à l’utiliser. N'est-ce qu'une question de mode ? Certes, les premiers établis, à condition qu'ils soient accueillants, ont une prime en vertu de la loi de Metcalfe et des tombereaux d'argent levés en bourse, employés à racheter les concurrents en devenir. Mais on peut quand même parier que les réseaux sociaux de demain ne sont pas encore nés.
Un partenariat gagnant-perdant.
Les relations avec la presse sont naturelles mais pas dénuées d’ambiguïtés. Les réseaux sociaux se nourrissent de la presse. Twitter et consorts ne produisent ni ne financent aucun contenu, tout leur est apporté sur un plateau par les utilisateurs, la presse et les industries culturelles elles-mêmes. D’autre part, les journaux incitent leurs lecteurs à relayer leurs contenus sur ces réseaux, qui représentent une source importante d’audience.
Mais qui gagne le plus à ce jeu ? Sûrement pas la presse. Le lecteur né en ligne et non-abonné rapporterait 10 à 20 fois moins que sa version Gutenberg. Remarquez, les réseaux sociaux ne roulent pas tous sur l'or : Certes, le revenu par utilisateur de Google est de 42 € en 2012 mais celui de Facebook est de 5,4 € (chiffres obtenus à partir de sources ouvertes et similaires à ceux du WSJ mais différents de ceux de Forbes). Pour un réseau spécialisé (dans l'emploi) comme LinkedIn, on a 7,7 $ par utilisateur au niveau mondial. Ce qui équivaut à deux fois le revenu par lecteur non-payant des journaux en ligne.
Grâce à la connaissance fine de leur public les réseaux sociaux vendent une publicité personnalisée, très efficace et rémunératrice.
Big(Personal)Data.
Cette valeur, les réseaux sociaux l'extraient de la connaissance qu'ils ont des relations entre les gens. Ils se sont mis au centre des interactions sociales, à l'endroit où ils peuvent les observer, les analyser. Eux en tire un profit commercial mais la NSA ne s'y est pas trompée en se branchant directement sur eux avec PRISM. Régulièrement, on feint de s'étonner que tel ou tel espionne les courriers personnels mais il suffit de lire les conditions d'utilisation pour constater qu'on est très sérieusement « profilé » et qu'on a accepté. Des universitaires ont travaillé avec des profils Facebook de volontaires pour en extraire des informations non exprimées par l'utilisateur. On peut faire le test rapidement avec You Are What You Like.
La simple utilisation d'un ordinateur pour rechercher de l'information dévoile presque tout de l'être social. Les façons de monnayer cette connaissance semblent n'avoir pour limite que l'imagination. La précision publicitaire peut exploiter, par exemple, la localisation (annonces d'emploi, de rencontres, services à la personne, immobilier), les trajets (transports, auto-partage, sorties, loisirs), etc. Qui décidera où s'arrêter ?
Aujourd'hui, les journaux en ligne, même participatifs, ne sont pas des réseaux (sociaux) de lecteurs.
Sur ces sites, les articles occupent l'essentiel de la place. Les commentaires sont en dessous de la limite inférieure de l'écran. L'interaction entre lecteurs est faible. Pour s’inscrire comme contributeur, il faut souvent être abonné au contenu payant.
Un réseau de lecteurs serait d'abord un réseau social, où l'on retrouve des amis qui postent des liens vers tous les médias ou sites web, ce qui est très confraternel. L'essentiel est dans la conversation. On retrouverait une hiérarchie de l'information (ego-centrée, il est vrai) que les rédactions en temps-réel et les mises en page style blog ont contribué à affaiblir.
Il n'est pas évident que les deux logiques puissent toujours cohabiter au sein de la même page.
À l'image des journaux qui en sont à l'initiative, ces réseaux de lecteurs agrégeront des communautés suivant un centre d'intérêt (économie, sport, sciences, informatique…), un attachement régional, linguistique ou une sensibilité politique ou religieuse. Verra-t-on renaître des affiliations autour de la presse ? Quoi qu'il en soit, les journaux sont légitimes dans ce rôle de fédérateurs de communautés, autour d'un contrat de conversation.
Et je soutiens qu'ils devraient prendre une place à côté des géants américains, à l'extrémité de la chaîne de distribution numérique, parce qu'il s'agit d'une part importante de leur métier de médiateurs de l'information, parce qu'ils feraient ce métier avec une éthique de journalistes et que leurs lecteurs, en tant que citoyens, auraient un droit de regard sur les lois régissant leurs données personnelles.