Le talent de Steve Jobs dans l'art du récit était réellement stupéfiant. Ses shows millimétrés devant une audience acquise étaient une métaphore de la volonté du personnage d'emprise sur le réel. "Champ de distorsion du réel", disaient ses collaborateurs témoins de son entêtement à convaincre, fut-ce au mépris des faits.
La naissance de l'informatique personnelle dans les années 1970 est est une période passionnante. Elle marque le début d'un tournant anthropologique, dont le dernier développement est la révolution numérique actuelle. Et cette histoire n'est pas écrite, alors que certains de ses acteurs ont déjà disparu. Le risque, lorsqu'on s'y intéresse, c'est de prendre des discours de motivation à l'usage interne d'une entreprise ou sa publicité pour des faits établis. Un peu comme si on présentait Henri IV comme le faisait alors son efficace propagande, colportée sur les marchés de France et de Navarre au moyen de vignettes gravées : un Vert-Galant, bon soldat et bon père de famille. Tout le contraire de cette folle de Henri III. Evidemment, aujourd'hui, personne n'est dupe...
Mais revenons à Steve Jobs et à sa maltraitance des faits. Dans un documentaire de la BBC, il résume la genèse du Macintosh, premier ordinateur grand public avec une interface graphique, à sa visite au PARC (Palo Alto Research Center) : http://www.youtube.com/watch?v=rKiSMirEENA un peu après la minute 8:00. Maîtriser le passé pour contrôler le futur... Et il faudrait s'étonner de la source d'inspiration pour le clip du SuperBowl ?
Jef Raskin est un acteur et témoin de cette période, décédé en 2005 d'un cancer du pancréas. Il a écrit en 1967 une these sur le principe d'une interface graphique pour ordinateur, "A Quick Draw graphic system". Plus tard, il a été recruté par Apple pour travailler sur le projet Macintosh entre 1979 et 1982. Il expliquait dans un texte sur Digibarn en quoi l'histoire selon Jobs tient de la légende. En fait, cette idée d'interface graphique a été formulée et explorée par divers groupes en plusieurs endroits à partir des années 1960. Il rappelle le précédent de Sketchpad (1963), un programme de dessin avec stylet qui a inspiré Engelbart et son NLS, présenté en 1969 (j'en parle dans cet article). Raskin lui-même a développé ses idées sans lien avec les recherches menées au PARC, dont les produits (l'Alto et le Star) sont contemporains des années 1970. Parfois, la filiation des détails est complexe à retracer. Dans un autre de ses textes, Raskin se souvient que le glisser-déposer a été inventé chez Apple mais que le menu déroulant l'a été indépendamment chez Apple et au PARC.
La recréation d'idées par des chercheurs n'entretenant pas de correspondance ne doit pas surprendre, surtout si elle survient dans des contextes culturels similaires. Ainsi, le calcul infinitésimal a deux pères reconnus, Newton et Leibnitz.
En écoutant ce documentaire (voir plus haut), je me suis demandé d'où venait l'interface que j'avais devant moi, X-Window. Il me semblait qu'elle était ancienne et ne devait pas grand chose au Macintosh tant les différences sont grandes. Ce système est construit selon un modèle client-serveur, ce qui permet la manipulation les applications graphiques à travers un réseau. Et puis, il utilise une souris à trois boutons, comme celle de Engelbart.
Au début des années 1980, beaucoup de gens travaillent déjà sur les interfaces graphiques. Xerox et Apple, bien sûr, mais aussi le fabricant de stations Apollo et le projet Andrew à l'université Carnegie-Mellon. En 1981, David Cheriton et Keith Lantz, à l'université de Stanford, mènent le développement de V, un OS utilisé pour la recherche sur les systèmes distribués et les interfaces graphique. Paul Asente and Brian Reid créent W, une interface graphique pour ce système, puis la portent sur Unix en 1983 et en donnent une copie au laboratoire d'informatique du MIT. L'année suivante, Bob Scheifler écrit une première version de X en réutilisant une bonne partie du code de W mais en changeant le mode de fonctionnement des communications. Le logiciel permettait d'utiliser à partir d'un terminal graphique des applications réparties dans divers labos du campus, sur des machines de conceptions différentes et incompatibles entre elles.
Aujourd'hui, la plupart des OS de type Unix sont livrés avec X-Window. Les éléments d'affichage natifs de Xlib sont très simples et généralement remplacés par des toolkits plus jolis. L'interface par défaut des distributions Linux est le plus souvent un bureau intégré avec tous les raffinements, comme Gnome ou KDE. Mais si on lance une session avec TWM, on a un aperçu de l'interface d'origine, un peu comme un archéologue déblayant les couches empilées par le temps pour dévoiler les traces du passé.
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